Quelle agriculture en Tunisie après
la crise du coronavirus ? (1-3)
10
/07/2020
Après l’annonce d’un embargo par les
grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous vivons le spectre de la
faim qui menace la stabilité politique et sociale dans le monde. Pour faire
face à cette menace, il faut un plan de développement basé sur la protection de
l’économie nationale, la création d’un fonds pour redynamiser l’investissement
et créer des emplois et le soutien aux systèmes de production afin de réduire
le déficit commercial.
Par Chérif Kastalli *
Les retombées de la pandémie de la Covid-19
seront néfastes, les échanges commerciaux vont être très réduits, une
atmosphère de morosité est entrain de gagner le monde, nos produits trouveront
des difficultés d’écoulement dans les marchés européens, nos importations vont
aussi baisser avec éventuellement des pénuries de certains produits
alimentaires. Notre salut viendra-t-il de notre parent pauvre : l’agriculture?
Notre agriculture, on ne cesse de le dire,
souffre du faible rendement des exploitations, de la non-maîtrise des
techniques de production, du morcellement foncier, du lourd fardeau de la
dette, de l’incapacité des agriculteurs à s’organiser dans des structures
collectives, de l’absence d’une approche spécifique selon les étages
bioclimatiques, de l’irrationalité de l’investissement.
Outre l’irrégularité des pluies, la politique
de limitation des prix à la production, dans le but de préserver le pouvoir
d’achat, a spolié la paysannerie et nous exposés au risque d’effondrement de
tous les systèmes de production : 80% des exploitations ont moins de 10
hectares dans les régions du nord-ouest; 70% d’entre elles ne sont plus viables
et n’arrivent plus à offrir une vie décente à leurs exploitants; l’endettement
excessif des agriculteurs a fait que seulement 7% des 500.000 exploitants que
compte le pays sont éligibles au crédit agricole (1) et 460.000 agriculteurs
n’accèdent pas au crédit agricole.
Il est temps de réviser le modèle de
développement et d’installer des approches et des stratégies de sortie de
crise, redéfinir certains concepts – en considérant le monde paysans comme une
entité socioéconomique fonctionnelle génératrice de revenus et en faisant participer
les agriculteurs à la conception, à la décision – et réaménager l’espace par
des reformes appropriées.
Pour un nouveau modèle de développement
Il s’agit de re-concevoir la mobilité sociale
dans le monde rural. Certains concepts doivent-être en effet révisés. Ainsi,
l'approche de développement du monde rural ne doit en aucun cas avoir pour
objectif d’attacher les ruraux à la campagne au prétexte de la désertion des
champs, de l’asphyxie des villes par l’exode rural ou de la «ruralisation des villes».
Cette conception urbaine et bureaucratique
est nuisible dans la mesure où elle coïnce le monde rural dans le piège de la
crise. L’exode rural est une conséquence directe de l’évolution sociale et
démographique. Le monde rural, au-delà de ses spécificités, est une ressource
naturelle qui fonctionne comme un appareil économique dont les rendements sont
limités et il ne peut assurer l’entretien que d’un nombre déterminé
d’individus. Car, comme entreprise, il a une capacité de recrutement limitée et
tout suremploi l’entraîne dans des difficultés structurelles.
On doit repenser notre modèle de
développement en considérant la paysannerie comme une composante essentielle et
vitale du système de production : la population rurale est le véritable artisan
et ingénieur du terrain qui, par son savoir ancestral, pourra préserver les
droits des générations futures sans porter atteinte à l'environnement en
assurant le transfert du savoir-faire d’une génération à l’autre.
Aussi doit-on préparer les villes à supporter
non pas les flux migratoires mais la mobilité sociale. Pour ce faire, il faut
des aménagements et une infrastructure économique capable d’absorber l’excédent
démographique de la campagne. Cette infrastructure économique peut être
financée par l’argent de la privatisation.
En effet, et compte tenue du fait que
l'arrière pays a une économie basée sur l’agriculture avec un manque criant de
capitaux, le désengagement de l'Etat a trop pénalisé les régions et on s’est
trouvé avec un déficit en matière de création d’entreprises et un chaumage
alarment.
Aussi est-il important d’envisager un
processus en boucle qui consiste à recycler l’argent de la privatisation :
l’Etat construit des usines puis les privatise en les mettant en bourse.
De même faut-il savoir bien tirer profit du
réseau ferroviaire en aménageant des tronçons pour la création d’un chapelet de
zones industrielles limitrophes au chemin de fer pour mieux économiser
l’énergie.
Il faut aussi créer un partenariat
public-privé pour la création des zones industrielles-dépôts-transformations
d’envergure autour des stations de péage.
Il faut faciliter les procédures de
changement de la vocation des terres agricoles en particulier pour les
investissements écologiques et artisanaux, l’autorisation dans ce cadre devant
être délivrée par le délégué.
Il faut une implication plus significative de
l’administration dans la promotion de l’investissement : avec le budget de
misère qui leur est alloué, les délégués font actuellement du surplace, leur
rôle se limitant à l’assistance sociale et à quelques interventions pour une
conduite d’eau coupée ou une route non accessible. Ces fonctionnaires de
terrain doivent se convertir en des agents de développement territorial, en
encadrant le promoteur, en mettant à sa disposition la liasse des autorisations
nécessaires comme celles de changement de vocation du terrain ou de bâtir, les
certificats d’analyse du sol, les plans parcellaires, les plans des bâtiments
ruraux (étable, bergerie, poulailler, chambre froide…), le business plan, coordonner
avec la Steg et la Sonede… Bref devenir des accompagnateurs de projets.
Il faut permettre aux exploitants dans
l’indivision d’entreprendre des travaux de plantations arboricoles, de
constructions de hangars ou de logements ruraux, de creusement de puits de
surfaces, etc., et cela en débloquant la situation de l’indivision concernant
l’investissement par une loi spécifique aux biens ruraux qui stipule que : «Tout investissement dans un bien rural ne portant pas
préjudice sur le plan vocation ou accès, et en tenant compte de la qualité du
sol et de sa position, sera attribué, lors du partage, à son promoteur tant
qu’il ne dépasse pas sa quote-part».
Il faut aussi diversifier les activités par
la valorisation des aménités territoriales et faciliter l’installation des
jeunes pour la création de PME et microprojets et adhérer à l’économie sociale
et solidaire dont l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) vient d’adopter
la loi le 17 juin 2020. Ce nouveau cadre de fonctionnement restera une coquille
vide sans une volonté politique de venir en aide à cette frange précaire de la
population.
Cette loi nous inspire une série de
questions: la Tunisie est-elle en mesure de repenser son économie ? Est-ce
qu’elle est disposée à initier une politique de souveraineté et de protection
de ses entreprises et de sauvegarde de ses systèmes de production? Il faut des
réponses claires à ces questions avant d’envisager quoi que ce soit dans ce
domaine.
Par ailleurs, on ne peut pas parler
d’économie sociale et solidaire avec l’importation de produits concurrents aux
produits locaux et avec une paysannerie vivant dans des conditions précaires,
spoliée de son lait et de son blé et une population forestière dépossédée de
ses terres.
L’économie sociale et solidaire restera une
vue de l’esprit jusqu'à ce que les responsables politiques prendront conscience
de l’importance de la souveraineté alimentaire et de la protection des systèmes
de production.
Elaboration des stratégies d’approches
Pour réussir à relancer la production
agricole, il est nécessaire d’élaborer une stratégie d’approche spécifique
selon les étages bioclimatiques.
Dans les zones subhumides et les périmètres
irrigués, il convient d’élaborer un programme de valorisation des fortes
précipitations et des infrastructures hydrauliques basé sur l’intensification
des cultures, en fixant un objectif de haut rendement et en offrant les
conditions et les exigences nécessaires à cet objectif : semences à haut
rendement, densité élevée de semis, apport considérable en matière de fertilisation,
traitement contre les maladies cryptogamiques…
Dans les zones semi-arides, le programme doit
être basé sur les céréales secondaires (orge et avoine), avec l’intégration de
l’élevage ovin. Il faut aussi envisager un programme oléicole basé sur la
«mgharsa», tel qu’il a été pratiqué par l’administration des «habous» au début
du XXe siècle dans la région de Sfax. On peut étendre aussi ce programme aux
terres accidentées de Hedhil et de Kroumirie au nord.
Au Sud, in envisagera un programme d’extension
de la palmeraie nationale, car la culture des dattes est le créneau porteur par
excellence pour la Tunisie, au regard des spécificités bioclimatiques de la
région.
Il faut donc agrandir la forêt de palmiers
dattiers et lui drainer les eaux du nord. On peut aussi appliquer la «magharsa»
aux terres de l’Etat pour mieux impliquer la profession dans la création et la
mise en valeur des oasis.
Ces approches doivent êtres pilotées sans
difficultés structurelles et organisationnelles pour mieux cerner les responsabilités
et éviter les négligences. Il s’avère alors qu’une restructuration du ministère
de l’Agriculture est nécessaire et urgente, qui touchera les aspects
institutionnels comme les systèmes de vulgarisation, de la production végétale
et de la production animale.
Pour ce faire, il faut : a) : créer un office
de la production végétale auquel seront affectés les moyens et les effectifs
actuels de la direction de la production végétale; b) : transférer les moyens
et les effectifs actuels de la direction de la production animale à l’Office de
l’élevage.
Cette restructuration est impérative dans la
mesure où elle réduit les intervenants et le chevauchement des tâches et
installera l’équivalent d’un guichet unique tout en rationalisant les dépenses
publiques et le financement non justifié des postes non fonctionnels.
La protection des systèmes agraires
Depuis le début des années 1990,
particulièrement après la signature des accords de libre échange avec l’Union
européenne, les conventions bilatérales et le démantèlement douanier, nos
systèmes de production se sont de plus en plus fragilisés par l’inondation du
marché local par des produits européens. Cette concurrence est déloyale, car
des produits agricoles subventionnés à la production et à l’exportation (un
dumping condamné par les lois de l’OMC) arrivent sur le marché tunisien à un
prix inférieur au coût de la production locale.
Cette ouverture a causé la faillite de
milliers PME, fragilisé la petite et moyenne exploitation agricole, paupérisé
les agriculteurs, entretenu les crises en maintenant la dépendance accrue à
l’importation et le déficit chronique de la balance de paiement.
Il est donc impératif d’activer les clauses
de sauvegarde et de protéger nos systèmes de production menacés d’effondrement
et mettre fin à l’importation non raisonnée.
De même, pendant que les pays riches
subventionnent et soutiennent leurs producteurs, la Tunisie, par une présence
lourde de l’Etat, persécute les producteurs en leur imposant une politique de
prix dans le but de préserver le pouvoir d’achat. Il procède par un réflexe de
gendarme, avec les méthodes musclés des inspecteurs du ministère du Commerce
pour contrôler les prix sur les marchés de gros et prendre et empêcher la vente
à des prix élevés, en ordonnant aux négociants («el-habata») de ne
pas vendre au dessus d’un prix donné sous la menace de fermer leur commerce et
de confisquer leur balance.
Cette politique de fixation des prix a spolié
les agriculteurs, les réduisant au rôle d’une caisse de compensation et détruisant
leurs systèmes de production. C’est là une vraie colonisation interne(2).
Le cas des filières lait et viande témoigne
d’une expérience douloureuse par un surplus de production et un pic de
lactation qui dépasse la capacité des usines locale de transformation de lait,
obligeant l’Etat à devenir importateur de lait de la Slovénie, de la Roumanie
et de la Belgique.
Il est impératif que toute politique de
fixation des prix soit concertée avec la profession, offrant une marge de
bénéfice au producteur, préservant la pérennité de la filière, renforçant les
capacités productives des éleveurs et participant à la promotion du secteur.
L’investissement direct étranger (IDE) ne
doit pas nuire à nos bio-ressources. Aussi doit-il concerner seulement le
transfert de technologie et l’exploitation du surplus de la main d’œuvre
locale.
Actuellement, une grande partie de l’IDE est
en train de piller les biens de la future génération.
L’Etat doit mieux administrer ses ressources
souterraines, aériennes, maritimes, végétales, éoliennes et voltaïques. S’il
n’a pas les moyens humains et technologiques, il doit attendre que la future
génération s’outille des technologies pour exploiter les ressources. C’est le
principe du développement durable.
Il est temps aussi d’intégrer une économie
régionale et de valoriser la carte d’identité biométrique entre les pays du
Maghreb, un marché de proximité qui crée d’énormes opportunités d’emplois et
d’investissements.
Á suivre.
* Président de l’Association
méditerranéenne pour le développement (AMD).
Notes :
(1) Tunisie: Financement du secteur
agricole – FAO.
(2) : Hafedh Sethom Pouvoir urbain et
paysannerie.
Quelle agriculture après le
coronavirus ? (2-3)
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/07/2020
Après l’annonce
d’un embargo par les grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous
vivons le spectre de la faim qui menace la stabilité politique et sociale dans
le monde. Pour faire face à cette menace, il faut un plan de développement basé
sur la protection de l’économie nationale, la création d’un fonds pour
redynamiser l’investissement et créer des emplois et le soutien aux systèmes de
production afin de réduire le déficit commercial. Nous évoquerons dans ce
second article d’autres aspects de ce plan.
Par Cherif
Kastalli
4-
L’endettement de l’agriculteur
L’endettement des agriculteurs est du à un processus d’accumulation de la
dette de l’agriculteur, devenu un instrument pour remédier à un pouvoir d’achat
laminé et qui ne trouve plus une de marge bénéficiaire ni ne peut constituer
une épargne.
Les solutions de rééchelonnement ont aggravé la situation car elles n’ont
pas annulé les intérêts et les agriculteurs se sont rendu compte que ceux-ci
représentent le double ou le triple du capital contracté et que seules les
banques en ont profité.
Pour ce qui est de la nouvelle loi de l’investissement, non seulement elle
prive 460.000 agriculteurs des mesures incitatrices de l’Etat, mais elle impose
des conditions incapacitantes pour le déblocage de la prime de subvention
(présenter la déclaration d’impôts des 10 dernières années, être exploitant de
30 ha et plus, si on est locataire d’un bien rural, il faut que le propriétaire
de ce bien ne soit pas endetté). Les agriculteurs qui ont payé les fournisseurs
en espèce furent ainsi privés de subvention…
Pis encore : une fois le dossier est complet, le déblocage, s’il se fait,
intervient deux ou trois ans après et souvent après paiement de pots de
vins(3). Il est donc nécessaire de prendre des mesures urgentes tels que :
-l’annulation des dettes inférieures à 10.000 DT;
-le rééchelonnement à long terme du capital restant sans intérêts avec
suppression de tout ce qui a été payé en intérêt et intérêt de retard du
capital initial contracté;
-l’annulation des intérêts et intérêts de retard;
-l’arrêt des poursuites judiciaires;
-le versement de la subvention au fournisseur pour ne pas retarder
l’investissement.
Ces mesures sont indispensables pour intégrer dans la vie économique les
93% des agriculteurs non éligibles au crédit agricole soit 460.000 exploitants.
5 - Le morcellement foncier
Le morcellement des parcelles constitue un handicape à l’aménagement rural
et une mauvaise valorisation de l’investissement. Il faut donc réduire son
effet par la reconversion de l’Agence foncière agricole (AFA), en institution
financière, en plus de ses fonctions actuelles. Et pour mieux assurer le
remembrement en sec, il faut lui affecter des fonds en nature (terres
agricoles) et en espèces. Il convient aussi d’exploiter les résultats de
l’étude des cartes agricoles relatifs à la taille minimale d’une exploitation
viable selon les zones, les périmètres, la nature du sol, la spéculation.
L’AFA doit avoir les tâches suivantes :
a) vendre des terres agricoles à des petits agriculteurs afin d’atteindre le
minimum d’exploitation spéculée dans une région bien déterminée;
b) intervenir auprès des héritiers pour arrêter la division de l’exploitation
en gardant un ou deux exploitants selon l’importance de la superficie;
c) rembourser le reste des héritiers sur ses propres fonds;
d) se faire rembourser par les exploitants, selon des modalités fixées par des
textes.
6 - La réforme foncière
La réforme foncière en Tunisie est presque impossible à mettre en place
avec la législation actuelle et particulièrement la loi du 12 mai 1964 qui ne
se prononce pas sur la confiscation des biens ruraux des colons et leur
transcription dans les registres de la conservation foncière.
Le patrimoine foncier de l’Etat est estimé de 800.000 ha est constitué de
la sorte :
- 4441 ha après déchéance des droits des colons pour non respect des clauses
des contrats de vente tels que stipulés dans l’article 47 du décret beylical du
19 septembre 1948(4);
- 15.000 ha récupérés suite à l’application de la loi du 11 juin 1958 de la
mise en valeur de la basse-vallée de Medjerda;
- 127.000 ha rachetés par la Tunisie dans le cadre du protocole d’accord du
8 mai 1957;
- 180.000 ha devenus propriété de l’Etat par la loi de liquidation des
habous publics et privés (5).
- 150.000 ha rachetés contre le payement de 1,5 millions de francs, suite à
deux protocoles de 1960 et 1963(6);
-300.000 ha récupérés suite à la loi 12 mai 1964.
Excepté les 300.000 ha, le reste fait partie de la propriété privée de
l’Etat tunisien car la loi 12 mai 1964 interdit juste la gestion directe des
propriétés agricoles par les non-Tunisiens et transfère la gestion des biens
ruraux des étrangers au domaine privé de l’Etat. C’est ce que précise l’article
2, quand à l’article premier, il indique qu’à partir de la promulgation de
cette loi, personne ne peut devenir propriétaire des terres agricoles en
Tunisie en dehors des Tunisiens, étant donné que la loi n’est pas rétroactive.
Les titres fonciers sont donc encore au nom des étrangers ce qui fait que les
300.000 ha transférés à l’Etat Tunisien par la loi 12 mai 1964 sont au nom des
colons. C’est là une nationalisation mutilée car le transfert n’a pas fait
l’objet d’une transcription dans les registres fonciers au nom de l’Etat
tunisien.
Cette situation ambiguë a fait que des situations sont restées en suspens
depuis plus de 50 ans tels que les échanges dus aux diverses expropriations,
comme les constructions de barrages ou constructions de routes…
Ceci étant, il faut amender la loi 12 mai 1964 en ajoutant une clause qui
stipule ceci : «Sont transférées à la propriété de l’Etat et inscrites sur les
registres de la conservation foncière les propriétés agricoles appartenant à
des non-Tunisiens». C’est ce qui manque dans la loi de nationalisation des
terres coloniales qui ont été confisquées par des procédures de spoliation sous
la menace de la puissance dominatrice.
À titre indicatif, on cite le décret du 13 novembre, qui a bafoué les mœurs
et cassé les tabous, un séisme dans le droit charaïque, en exigeant de la
Djemaïa des Aouqaf la fourniture de 2000 ha de propriétés rurales habous
publics à la direction de l’Agriculture, pour être cédés à bas prix aux
ressortissants français(7).
On cite aussi, dans la région de Sfax, plus de 160.000 hectares de terre
attribués, par le bey, à la famille Siala, qui en tirait une rente prélevée sur
les fellahs. Ces terres ont été confisquées, et leurs exploitants ancestraux
dépossédés au profit des colons français(8). Des pressions et des menaces de
confiscation de biens habous se poursuivent. Alors la Djemaïa est sommée de
fournir plus de terres à lotir, ce qui fait qu’entre 1892 et 1914, 450.000
hectares de terres sont acquis par les colons(9).
On constatera au passage que la décolonisation des terres agricoles est une
justice rendue. En comparaison avec le Maroc, la nationalisation fut parfaite
et sans équivoque : elle concerne uniquement les terres qui appartenaient au
royaume avant l’entrée des Français. Le Dahir n° 1-63-289 du 26 septembre 1963
fixe la reprise par l’Etat des terres cédées à la France sous la menace et
ordonne leurs inscriptions au nom de l’Etat marocain dans les registres
fonciers(10).
Il est donc nécessaire de procéder à cet amendement afin d’assainir les
situations foncières en suspens depuis plus de 60 ans et permettre aux ayants
droits de s’intégrer dans la vie économique comme ceux qui ont eu des échanges
suite aux terres submergées par les retenues des barrages, les lots attribuées
aux combattants, aux techniciens, aux fils d’agriculteurs, aux lots attribués
aux ouvriers des UCPs qui sont les ingénieurs du terrain. Cet amendement aidera
les collectivités publiques à mieux gérer l’aménagement du territoire.
7- La création de chambres agricoles
La chambre des agriculteurs est une structure tampon entre la profession et
l’Etat. Ce sera une instance consultative dont le rôle est de venir à l’aide à
la profession en matière d’appui, d’assistance, d’encadrement, de conseil
agricole et de vulgarisation.
Cette structure a été déjà instituée par la loi n ° 27 de 1988 du 25 avril
1988. Malheureusement, ces chambres ont été supprimées par la loi n °25 de 2004
du 15 mars 2004.
Avec la multiplication des syndicats agricoles, le problème du financement
public des organisations professionnelles fait l’objet d’une controverse, et il
pourrait être interdit à l’Etat de poursuivre ces financements.
Et puis, avec la défaillance du système de vulgarisation, le rétablissement
des chambres agricoles est devenu une nécessité.
Ces chambres pourront être financées par le budget de l’Etat et elles
joueront le rôle d’encadrement des structures professionnelles par l’appui et
le financement des actions se rapportant à la promotion des systèmes agraires,
étant donné que le financement actuel des organisations se fait par un fonds
controversé, une sorte de caisse noire parallèle au budget de l’Etat, alimentée
par les contributions des patrons selon la loi de finances n° 101-1974. Dans
ses articles 57 et 58, cette loi autorise le Premier ministre à disposer de ce
fonds à sa guise sans surveillance et sans aucun contrôle.
Seront rattachés à ces chambres l’Agence de vulgarisation et de formation
agricoles (AVFA), l'Institut national des grandes cultures et les autres
institutions agricoles qui sont en relation avec la vulgarisation et
l’encadrement des professionnels du secteur.
Ces chambres offriront des formations aux paysans, aux techniciens et
spécialistes, ainsi qu’au cadre administratif, avec la possibilité de mettre à
la disposition de la profession des cadres dont elle a besoin. Elles
financeront les activités envisagées par les syndicats agricoles selon un
programme d’action préétabli conjointement.
Ces chambres seront aussi l’organisme unique qualifié pour délivrer les
cartes professionnelles. Lors de la crise de coronavirus, l'agriculteur a vécu
des problèmes lors de ses déplacements car les autorisations de déplacement
livrées par l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) ont
suscité des réserves sur leur crédibilité. Elles assureront aussi la gestion et
l’attribution des subventions en nature de l’Etat (fourrage, son de blé, arbres
fruitiers, etc.)
Á suivre : 3-3 - Gestion des bio-ressources forestières
et de l’eau potable pour la future génération.
* Président de l’Association méditerranéenne pour le
développement (AMD).
Notes :
(3) : Loi n°
2016-71 portant loi de l’investissement .
(4) : Hubert, Thierry, « La cession, à la Tunisie, des terres des agriculteurs
français», Annuaire français de droit international 9, 1963 (933-952).
(5) : Décrets des 31 mai 1956 et 18 juillet 1957.
(6) : Protocole du 13 octobre 1960 et du 2 mars 1963 dont une partie des biens
séquestrés a été rachetée.
(7) : Christophe Giudice, «Législation foncière et colonisation de la Tunisie»
(229-239).
(8) : Mohamed Elloumi, «Les terres domaniales en Tunisie », Études rurales, 192
| 2013 (43-60).
(9) Jean Poncet, «La colonisation et l’agriculture européenne en Tunisie depuis
1881», Paris, Mouton, 1962 (141).
(10) Riadh Ben Khalifa, «La récupération des terres agricoles coloniales en
Tunisie (1951-1964)», mémoire de DEA, soutenu à la Faculté des sciences
humaines et sociales de Tunis, le 18 novembre 2002.
Quelle agriculture en Tunisie après
la crise du coronavirus ? (3-3)
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Après l’annonce
d’un embargo par les grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous
vivons le spectre de la faim qui menace la stabilité politique et sociale dans
le monde. Pour faire face à cette menace, il faut un plan de développement basé
sur la protection de l’économie nationale, la création d’un fonds pour
redynamiser l’investissement et créer des emplois et le soutien aux systèmes de
production afin de réduire le déficit commercial. Nous évoquerons dans ce
troisième et dernier article d’autres aspects de ce plan : la gestion des
bio-ressources forestières et des ressources en eau.
Par Cherif
Kastalli
8- La gestion des bio-ressources forestières
La zone forestière englobe une superficie de 850.000 ha avec une population
de l’ordre d’un million d’habitants. Depuis le 18e siècle, la population
forestière est en situation conflictuelle avec les pouvoirs qui ont dominé la
Tunisie, malgré que la forêt soit une terre collective en copropriété entre les
habitants de la forêt. En 1842, le Bey par un décret avait chargé l’«oukil»,
commandant militaire, de Tabarka pour contrôler les exploitations forestières
dans les massifs montagneux du littoral (11).
Les autorités coloniales ont domanialisé les espaces forestiers et réalisé
au profit des colons des opérations de dépossession d’envergure englobant des
centaines de milliers d’hectares en utilisant la répression et des décrets
spoliateurs tels que les décrets du 4 avril 1890, du 13 janvier 1896 et du 22
juillet 1903. Le décret du 23 novembre 1915 limite à l’extrême les droits
d’usage des populations tunisiennes établies dans les zones forestières ou à
leur périphérie (12).
Lors de la période de l’indépendance, la répression n’a pas cessé et l’Etat
a procédé à la délimitation des terres à vocation forestières et leur
classement dans le domaine de l’Etat que la population considère comme une
dépossession. Il est à noter que 350.000 ha, objet de réquisition
d’immatriculation, ne sont pas encore attribués par le tribunal foncier au
domaine privé de l’Etat ce qui explique bien que les ayants droits aux fonciers
sont les habitants de la forêt.
Il faut noter aussi que malgré sa révision le code forestier reste
répressif. Le côté social y est peu développé. Il ne permet pas en particulier
aux GFIC (groupements forestiers) de participer à des adjudications
importantes.
On voit bien que la population forestière est une communauté hors la loi
sur son propre terrain.
De même un hectare de foret génère une rente dérisoire. En 2017, les
bénéfices nets des produit forestiers (liège, bois, myrte, romarin, lentisque,
champignons, graines de pin d’Alep) sont de 15.908.033 dinars soit par hectare
24 dinars (13).
Il est alors indispensable de pousser vers une implication accrue de la
population forestière dans la cogestion des bio-ressources pour une
valorisation de la forêt et la réhabilitation des manquants et le remplacement
des sujets non productifs par des plants à haute valeur ajoutée comme le pistachier,
le noisetier, l’amandier, le noyer, les plantes aromatiques et médicinales,
etc.
Pour ce faire un contrat de «mougharsa» doit être conclu entre
l’Etat et l’habitant de la forêt et en annexe de ce contrat sera greffé un
cahier des charges où seront définies les tâches et les obligations du «mougharsiste»
tout en mentionnant le respect de l’écosystème, la conservation des eaux et
sol, la sauvegarde des bio-ressources et le mode de faire-valoir de la part qui
sera attribuée à l’Etat une fois la plantation entre en production. Par cette
mesure, on peut créer dans les régions des tells 50.000 exploitations
forestières à raisons de 10 ha par exploitation et créer 200.000 emplois
permanents.
Le contrat de «mougharsa» est la réparation d’une injustice historique
marquée par l’oppression, la dépossession et la paupérisation. Il consiste à
une entente entre le propriétaire d’un terrain nu et un exploitant planteur qui
se charge de planter le terrain nu en arbre fruitiers et de l’entretenir
jusqu'à ce qu’il entre en production. Une fois le verger est productif, le
planteur est alors copropriétaire à part égale avec le propriétaire initial. Ce
contrat est mentionné dans le code des obligations et des contrats. Il est
encore en vigueur (une grande partie de l’oliveraie de Sfax a été réalisée
selon un contrat de «mougharsa» entre la Djamiaa des habous ou
administration des habous et les cultivateurs sfaxiens, car les terres beyliks
qui sont gérées par la Djamiaa n’ont pas trouvé de locataires. Il faut dire que
sans ce contrat de «mougharsa», la forêt de l’olivier de Sfax ne serait
pas comme elle est maintenant).
9 - Comment assurer une eau potable à la prochaine
génération ?
La mauvaise gouvernance de nos ressources en eaux et l’absence d’une vision
qui garantit une eau pure à la future génération menace de soif 12 millions
d’habitants. Avec le temps, on craint que la crise de l’eau s’aggrave et que la
situation devienne ingérable. Car nous sommes en train d’assister passivement à
:
- un manque de réserves en eau avec la
détérioration de sa qualité, le changement de sa couleur, de son goût et
de son odeur;
- l’envasement des barrages et l’absence d’un
programme de dévasement et de dragage des barrages;
- le versement des eaux usées dans les cours d’eaux
et les retenues des barrages;
- les capacités limitées des stations dépuration de
l’Onas d’éliminer les bactéries et les virus qui arrivent aux grands
bassins de la Sonede de Ghdir El-Golla;
- la forte pression démographique de la population
des bassins versants, le dépôt de cadavres d’animaux malades et autres
déchets dans les cours d’eaux, le sur-pâturage, l’absence de techniques
douces dans le travail du sol;
- le déversement dans la mer, chaque année, de plus
que 300 millions de m3 des eaux des barrages de Sidi El Barrak et Barbara;
- l’absence de programmes de développement durable
qui impliquent la population des bassins versants dans la conception,
l’exécution et la sauvegarde des ouvrages hydrauliques;
- des difficultés dans la programmation et
l’élaboration des stratégies et dans la détermination les responsabilités
suite aux différends intervenus dans la gestion de l’eau potable tels que
les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, des Affaires locales,
de l’Equipement et de l’Aménagement du territoire).
Les retenues des barrages sont menacées par la pollution. Si on ne prend
pas des mesures urgentes, ces retenues seront une mare infestée de bactéries et
de virus, il est à signaler que des traces de Covid-19 ont été détectées dans
les eaux usées de Barcelone, de Milan et de Paris. Il est donc nécessaire:
- d’interdire le versement des eaux traitées on non
dans les cours d’eaux;
- de sauvegarder le bassin versant d’Oued Medjerda
par la collecte des eaux usées et les drainer vers les zones arides pour
une réutilisation dans des cultures résilientes;
- d’envisager, pour la population des bassins
versants, un programme spécifique de gestion des eaux usées et des
cadavres de bétails, et ce par la construction des fosses septiques afin
de réduire la pollution des cours d’eaux;
- de procurer au Grand-Tunis et au Cap Bon une eau
ultra pure ceci par la construction de deux barrages d’une capacité
respective de 100 millions de m3 par an, l’un sur Oued El Maaden et
l’autre sur Oued El Melleh qui, par gravité, fournissent 200 millions de m3
au Grand-Tunis et nous évitons ainsi les lâchers de 400 m3 dans la
mer(13). Ceci est d’autant plus nécessaire que les eaux déversées dans la
mer par les barrages El Barak et Barbara en 2018 ont dépassé les 400
millions de m3 soit l’équivalant des capacités de rétention des barrages
de Kasseb, Malleg, Bouhertma et Bni Mtir;
- d’équiper les barrages des bas fond comme El
Barrak et Barbara par des stations voltaïques flottantes de technologie
tunisienne pour pomper les eaux vers les barrages Bouhertma et Sejnane.
Fin.
Notes :
(11) «La sylviculture française dans la région méditerranéenne» par G.
Lapie, inspecteur principal des eaux et forêts.
(12) «La législation forestière sous le Protectorat», Marouane Lajili, in
‘‘Rawafid’’ n°9, Revue de l’Institut supérieur d’histoire du mouvement
national, 2004.
(13) Onagri : Indicateurs clés sur la forêt, les produits et services
forestiers en Tunisie, 2018.
(14) Onagri : Apports et lâchers des barrages 2019.
* Président de l’Association Méditerranéenne pour le
Développement.
https://kapitalis.com/tunisie/2020/07/10/quelle-agriculture-en-tunisie-apres-la-crise-du-coronavirus-1-3/
https://kapitalis.com/tunisie/2020/07/16/quelle-agriculture-apres-le-coronavirus-2-3/
https://kapitalis.com/tunisie/2020/07/19/quelle-agriculture-en-tunisie-apres-la-crise-du-coronavirus-3-3/
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